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l'écran intérieur des paupières
22 mai 2009

Métempsycoses d’une tache - Demian Kaïn

«Lorsque le train à deux étages est entré en station, il était relativement vide. Suffisamment en tout cas pour que puisse rester sans occupant tout un pan du niveau inférieur au milieu duquel s’étalait une vaste tache aux contours arrondis, rose chair, constellée de pustules qui se révélaient, à l’analyse, des morceaux de frites à moitié digérés ; à quoi l'on devinait que cette tache, par conséquent, était déjà passée par plusieurs vies antérieures, au moins deux. A elle seule en tout cas, elle condamnait six places assises. Je n’eus pas le courage de monter à l’étage supérieur et m’assis à l’autre extrémité du wagon, dans un «vis-à-vis» à deux places, conversation d’un genre moderne, pensai-je ; le jeune homme qui était monté en même temps évita comme moi la zone sinistrée.

A la station suivante, les voyageurs, plus nombreux, marquèrent un même coup d’arrêt correspondant à l’entrée de la tache dans leur champ de vision, et se dirigèrent du même mouvement vers d’autres places, dont celle qui me faisait face. Je réalisai à cet instant que la senteur particulière de la tache était couverte par la puanteur ambiante, et me mis à observer plus précisément le wagon : les plinthes noires de crasse visqueuse, le faux-plafond qui dispensait sa lumière blafarde et clignotante au travers de lamelles peuplées de moutons en ombres chinoises. J’enlevai mon bras de l’accoudoir et tentai de déborder le moins possible de moi-même.
Encore un arrêt, et toujours plus de passagers. Une femme en jupe aux genoux, un journal à la main qu’elle lisait en marchant, ouvrit le bal cette fois-ci ; robot téléguidé doté d’un radar, un bref coup d’œil lui permet de repérer, en même temps que le bloc de six places libres (une chance à cette heure-ci!), la présence d’un obstacle qu’elle n’avait pas le temps – ni même besoin, peut-être – d’identifier : il lui suffisait de savoir qu’il lui fallait l’éviter… Ce ne fut qu’une fois dans la travée qu’elle se rendit compte de l’endroit où elle avait mis les pieds. Mais d’autres l’avaient suivie et elle ne pouvait plus reculer, elle s’assit donc tout au fond, près de la fenêtre, tandis qu'ils essayaient d’encercler la tache du plus loin possible. Là d’où j’étais, entre leurs jambes et leurs sacs, elle était devenue invisible.
Le train s'arrêta encore et les arrivants vinrent tout naturellement combler les vides. J’échangeai un regard avec celui qui était monté en même temps que moi, froncement de sourcils d’étonnement ou d’impuissance, le regard baissé tout de suite après… Et puis tout redevint habituel, la noria des montées et des descentes, et il descendit lui aussi. Je restai jusqu’au terminus et quittai le wagon en dernier. La tache avait disparu. Aussi totalement, parfaitement disparu que si elle ne s’était jamais trouvée là, ou s’était envolée sans même laisser derrière elle une plume, une preuve de la dernière existence qu’elle venait de quitter dans ou avec ce train.»


Fragment 1 du bizarre, par Demian Kaïn

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  • une "mémoire visuelle [qui] projette instantanément, sur l'écran interne des paupières closes, l'image rigoureusement fidèle et objective d'un visage aimé, comme un fantôme minuscule en couleurs naturelles..." Nabokov
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