Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
l'écran intérieur des paupières
17 septembre 2012

"Je connaîtrai comme je suis connu" - Noces au paradis, de Mircea Eliade

 

J’ai fini avant-hier Noces au paradis de Mircea Eliade.

Qu’est-ce que ce livre sinon la recherche d’une définition de l’amour ?

Que peut-on lui reprocher sinon sa propre faiblesse, son propre orgueil, sa propre insensibilité ? Son propre aveuglement devant le miracle ? Car, ainsi que nous l’enseigne la parabole, nous sommes d’abord tous aveugles devant le miracle.

 « Tout aurait pu être autrement. Oui, cette pensée m’a toujours obsédé : que tout aurait pu être autrement, ou aurait pu ne pas être du tout ; que tout en ce monde est le fruit du hasard, que tout est absolument sans raison, sans rime ni raison.»

« Peut-être qu’un jour on m’a fait signe, que l’on m’a montré quelque chose du doigt… Il serait effrayant que dans tout ce cosmos si harmonieux, si parfait et si égal à lui-même, seule la vie de l’homme fût livrée au hasard, que seul son destin n’eût aucun sens… Je me demande par exemple si je jour où je suis tombé amoureux il ne se serait pas passé quelque chose à côté de moi, que je n’aurais pas vu ou que je n’aurais pas compris, et si ce n’est pas parce que j’ignorais cette chose que je me suis abandonné aveuglément, irresponsablement, aux événements. On s’aperçoit subitement que l’on est transformé, sans presque se rappeler où cela a commencé.»

L’amour paradisiaque est un mystère. Il faut donc l’examiner de très près, avec des yeux de myope, dépourvus de verre déformants.

L’amour de ce roman est un amour qui crée un être cosmique – et tel est le seul amour qui mérite ce nom. Il réside en « la révélation du véritable sens de ces mots : ma, mon ». En un sens, tout son argument est contenu dans la citation placée en exergue :

« Aujourd’hui, certes, nous voyons dans un miroir d’un manière confuse, mais alors ce sera face à face. Aujourd’hui, je connais d’une manière imparfaite ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu. » (Première épître aux Corinthiens, 13, 12)

Il n’est pas jusqu’à la dimension spirituelle et sacrée de cet amour qui ne soit comprise dans cette évocation.

C’est, nous dit Eliade, « qu’au-delà de la volupté, au-delà de l’amour physique, on peut se retrouver complètement dans l’union charnelle, comme si on saisissait, pour la première fois, une autre partie de soi-même, qui nous complète, nous parachève, nous apporte une autre connaissance du monde, enrichie de nouvelles dimensions… (…) Car la révélation de l’union parfaite c’est cela : se retrouver soi-même au moment où l’on se perd. Mais ce que l’on retrouve, ce n’est pas son expérience quotidienne, son profil spirituel tel qu’il se dessine dans la forte lumière du jour : non, on se sent un être parfait, total, libre. Il est curieux que les dernières nuances du pronom possessif aient disparu à l’instant même où le corps que je reconnaissais se découvrait à moi comme étant le mien (…) En réalité la connaissance parfaite du corps d’Ileana ne me révélait pas quelque chose que je possédais, quelque chose qui m’appartenait, mais mon être propre, mon être merveilleux, parfait et libre… »

Une telle étreinte permet à l’homme de se connaître lui-même. De se retrouver lui-même entier, éternel, d’échapper à la vie et à la mort terrestres caractérisées par leurs brisures, leurs fractures en une « myriade de fragments »… « Celui qui a connu comme moi l’intégration parfaite, cette union inaccessible à l’expérience et à l’esprit humains, celui-là sait qu’à partir d’un certain niveau la vie n’a plus de fin.»

A quoi reconnaît-on cet amour – à temps, si possible, avant de le perdre ? Comment peut-il se manifester aux yeux aveugles et comment, en ayant supporté la vue, peut-on le vivre ?

Telles sont les questions auxquelles répond la double intrigue du roman.

*

Cette lecture m’a remémoré un récit que j’avais écrit autrefois : Le Charme absolu. Mon objet était de «remonter aux origines de l’amour». «Explorer comment naît cet amour, comme il se crée et se cache, s’interdit et se ment, et transige avec sa propre vérité pour se dévoiler à lui-même et finalement s’avouer en toutes lettres pour ce qu’il est : de l’a.m.o.u.r.», écrivais‑ en 2005.

Ma science du sacré n’égale évidemment pas celle du maître en la matière qu’est Eliade et cette recherche des origines, je l’ai menée à ma manière. Mais dans l’écriture de cette histoire, je sais que j’ai touché à la grâce, au sens le plus élevé du terme.

Les lettres de refus que je reçus pour ce manuscrit me firent cependant douter énormément de mon projet.

J’appris avec le temps à relativiser ces réponses. Je crois que la seule chose que l’on puisse reprocher à quelqu’un au terme de sa vie, c’est de ne pas avoir été soi-même. Aussi m’efforcé-je, si difficile cela soit-il, de persévérer en ce sens. Sur ce chemin de solitude, la lecture de Noces au paradis m’est aujourd’hui comme un poteau indicateur, un indice que j’interprète favorablement : non à proprement parler une confirmation, mais une sorte de signe extérieur de ce que la recherche que je conduisais alors n’était pas vaine.

Mircea Eliade lui-même, précise le traducteur et préfacier Marcel Ferrand, se serait vu reprocher l’imprécision du style, les tâtonnements de la forme de ce roman…

Il est impossible de plaire à tout le monde. L’urgence et la priorité sont de se plaire à soi‑même. Le miracle qui pourra advenir alors sera que qui se connaît, donnant à connaître, sera connu ; que qui lira, sera lu, à commencer par lui-même. Il suffit parfois d’une seule phrase ou d’un mot pour se trouver face à face. En découvrant que l’auteur avait choisi d’ouvrir son livre par ce passage de l’épitre aux Corinthiens, j’ai immédiatement ressenti de la reconnaissance.

17 septembre 2012

photo1364

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
J
J'ai vraiment aimé ce billet, il a fait résonance en moi_ sur beaucoup de choses.. Je note la référence du livre.. Merci
l'écran intérieur des paupières
  • une "mémoire visuelle [qui] projette instantanément, sur l'écran interne des paupières closes, l'image rigoureusement fidèle et objective d'un visage aimé, comme un fantôme minuscule en couleurs naturelles..." Nabokov
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
l'écran intérieur des paupières
Newsletter
Publicité