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l'écran intérieur des paupières
22 janvier 2005

Heavensblue n° 308

  à M.A.

- Nous ne pouvons pas le recruter. Tu as remarqué ? Il n’est pas parfaitement bleu. Son teint est mêlé de jaune, il tire sur le vert. Le patron n’en voudra pas.

Ito faisait le tour de la pièce en évitant machinalement les piles de dossier qui dépassaient des tables de travail. Il fumait, et de l’autre main redressait toutes les minutes sa mèche de cheveux noir bleuté.

Ilia ne quittait pas le fauteuil dans lequel elle s’était installée avec le dossier qu’elle feuilletait en se référant sans cesse à la page du curriculum vitae. Le doctorat de sciences extra-terrestrologiques, obtenu avec la mention la plus flatteuse dans cette spécialité rarement choisie des étudiants, lui tirait l’œil.

Ce… – elle revint au curriculum vitae – ce Mochi était l’homme qu’il lui fallait. De tous les candidats qu’elle avait auditionnés avec Ito, son deuxième adjoint, il était le plus qualifié pour l’assister dans la mission qui lui avait été confiée, à elle, comme un honneur suprême.

La conversation et les allées et venues d’Ito la fatiguaient. Elle savait qu’il était inutile de développer des arguments scientifiques. Ito ne transigerait pas sur la question du bleu.

* * *

Ah, si Sacha était encore de ce monde… Ils avaient toujours eu davantage d’affinités. Elle aurait dû prévoir qu’un esprit aussi droit que celui de son premier adjoint choisirait cette solution. Elle-même, d’ailleurs, affirmerait-elle n’y avoir jamais songé ? Rien ne servait de réécrire l’histoire à l’envers... Ce qu’elle ferait maintenant, ce serait à la mémoire de Sacha. Pour que cela n’ait pas eu lieu pour rien. Voilà tout ce qu’elle pouvait et devait faire.

* * *

- Le patron, dis-tu ?, répondit-elle en se redressant sur les accoudoirs du fauteuil. Quand il verra les dossiers, il choisira Mochi sans se demander s’il est bleu ou noir !

Elle avait envie de provoquer Ito, de lui faire payer la mort de Sacha.

- Disons que c’est ce que tu crois, Ilia. Je sais que Mochi est le meilleur... Mais tu verras. Tu sais que les choses ne peuvent pas se passer comme ça, ici, et qu’elles doivent respecter l’ordre.

* * *

Ito et Ilia étaient parfaitement bleus. Ils étaient de remarquables spécimen de l’Heavensblue n° 308 qu’avait stabilisé le chimiste Rato Pimmsch.

L’Heavensblue n° 308 était la couleur officielle d’Irmell, l’Etat dominant de la Malachie confédérée. Les autres pays avaient adopté le vert (Evergreen n° 17) et le lilas foncé (Lilyglow n° 122).

L’influence de Pimmsch était immense. C’était un simple chimiste, mais c’était lui qui avait donné leur identité à chacun de ces trois Etats.

Il leur avait, pour ainsi dire, donné la vie. Il était le créateur de la Confédération. C’est ainsi qu’il était devenu millionnaire et avait glissé au fond d’un fauteuil si confortable qu’il ne pouvait plus s’en relever. Des statues de bronze étaient érigées en son honneur dans les lieux publics ; il était sollicité pour présider les conseils de Malachie, remettre les distinctions officielles, prêter son nom à des produits de propagande, discourir ou signer des ouvrages aux kermesses et cérémonies d’ouverture en tous genres.

C’est lui qui avait décidé, soixante ans plus tôt, du choix des Trois Nuances ; lui qui avait choisi parmi les volontaires de l’Ancien Monde ceux qui allaient être admis à participer aux expériences et procédé à la pigmentation des premiers Malachites. Lui qui avait décidé de leur répartition en trois groupes.
Irmell, joyau de la Confédération, était destinée à être la nation extra‑terrestrologique par excellence. Elle avait pour mission de conquérir le ciel, but suprême de la Confédération inscrit à l’article 1er de la Constitution confédérée, et de mettre au point Malachina, l’instrument de la conquête totale. 
Ricifer, la nation verte, était chargée de la fourniture d’énergies : nourriture et carburants de tous types.
Enfin Mirca, plaisamment surnommée « la violette confédérée », se chargeait de faire à tous avaler la pilule. Son rôle était de créer du plaisir et du divertissement. Ses usines produisaient livres, films et mélodies à des cadences surhumaines. Les machines ne s’arrêtaient jamais et les techniciens auteurs-compositeurs se relayaient nuit et jour par équipes de cinq.

Il était flatteur, pour un enfant en âge de pigmentation, d’être sélectionné pour Mirca. Mais être envoyé à Irmell relevait d’un prestige encore plus prometteur puisque seuls les Irmelliens (et que tous les Irmelliens) participeraient à la conquête de l’univers. Ceux de Ricifer, au contraire, n’avaient aucun espoir de s’élever au-dessus du sol de Malachie. On y envoyait ceux sur qui le bleu, infamie suprême, n’avait pas pris ; et pour les ostraciser à jamais, on leur injectait du jaune, afin qu’ils fussent complètement verts.

* * *

De manière extraordinaire, le dirigeant de la Malachie n’était pas Rato Pimmsch.

Iro Stork était l’héritier d’une famille fondatrice d’Irmell. Pimmsch avait de ses propres mains pigmenté ses parents. Il connaissait Iro depuis toujours et désirait pour lui un destin d’exception. Ce rêve réalisé expliquait naturellement que les deniers publics s’apprêtent à financer la célébration officielle du centième anniversaire du chimiste de génie, qui par ailleurs était difforme.

C’est à l’occasion de ces festivités qu’Ilia, responsable de l’équipe d’attaque des recherches extra-terrestrologiques, devrait ouvrir le cycle des conférences d’anniversaire. Elle livrerait à  la Confédération (chacun se trouverait à l’heure dite devant son poste de télévision) l’information cruciale du nombre des planètes de la galaxie – potentiels potentats – qui restaient à conquérir et dévoilerait les plans de la fusée Malachina.

Elle fixerait en somme les frontières du domaine extra‑terrestrologique malachite et la date de son avènement.

Le nom de ce domaine serait révélé par Iro Stork. On disait que ce serait le plus beau cadeau d’anniversaire du docteur Pimmsch.

Pour l’instant, on parlait du « Domaine ».

* * *

Ilia savait que son équipe, toute d’attaque fût-elle, ne serait pas en mesure d’annoncer la fameuse nouvelle le jour dit si rien ne changeait d’ici là. Depuis trois mois, ils restaient bloqués sur la même série de résultats… Inutile de se voiler la face : ils étaient parvenus (elle aussi, du reste, mais son avantage était de savoir que la seule issue était de l’admettre) à la limite de leurs compétences. Ils s’étaient définitivement essoufflés, après des années d’études et de calculs, à tel point qu’ils en oubliaient parfois l’objectif final.

L’équipe s’était étiolée ; elle avait perdu trois de ses membres, qui n’avaient pas été remplacés. Sacha les avait quittés une semaine plus tôt – et Ito visait maintenant sa place, à sa manière secrète et froide.

Il leur manquait du sang frais, un regard neuf, qui reprendrait tout à zéro pour aboutir beaucoup plus loin qu’ils n’étaient jamais parvenus… Comme au lancer de poids, un résultat qui pulvériserait tous les records... Quelqu’un qui atteindrait le but et même le dépasserait, qui leur apporterait forcément la solution. C’est ainsi qu’Ilia voyait les choses.

Elle n’avait pas le choix. Elle était la femme la plus en vue de la Confédération.
Son échec était exclu.

Mais ils n’avaient plus que huit mois devant eux et elle était seule – secret d’Etat oblige, et c’était bien pratique – à connaître l’étendue de la catastrophe.

* * *

En fait, c’est bien la disparition de Sacha qui avait fourni le prétexte de cet appel à candidatures.

Cette mort, on en avait camouflé les circonstances. Si Ilia et Kam, le directeur de l’Institut, savaient tous deux qu’il s’agissait d’un suicide, Ilia seule en connaissait les motifs. Aujourd’hui, survivante du désastre, elle restait seule à ne cesser de penser à l’impensable : ils seraient dans l’incapacité d’annoncer la conquête du Domaine le jour des cent ans du vieux.

Puisqu’il n’y en avait plus, de toutes façons, autant placer son espoir dans l’inconnu, pensait-elle. Dans un tel contexte, Mochi était, aléatoirement parlant, le meilleur pari.

* * *

- Eh bien, allons voir Kam, proposa Ilia. Il décidera.

- Parfaitement, dit Ito. De toutes façons, n’ai-je pas vocation, moi-même, à....

Il s’interrompit.

Ilia ne releva pas l’allusion. Elle pensait que le salut viendrait de la nouveauté absolue que seules la jeunesse et l’absence de compromission antérieure du candidat seraient de nature à garantir.

Il était hors de question de se rabattre sur quelqu’un qui avait élaboré sa doctrine et ses méthodes sur le dos d’autres projets. Quant à Ito, il connaissait trop le projet, justement, mais il ne pouvait pas comprendre ça non plus.

Kam, lui, comprendrait ; décidément, il y avait quelque chose à faire de son côté, oui, sûrement, pourquoi pas…

Car c’est bien de cela qu’il s’agissait : nommer ce Mochi venu de nulle part à la place que convoitaient tous les membres de l’équipe, et Ito à leur tête.

Nommer Mochi serait déclarer la guerre à Ito et se priver de son soutien. Elle serait seule avec Mochi. Mais l’ultime alternative était toujours celle-ci : l’échec certain ou l’échec possible. Quand on n’a plus rien à perdre, on ne perd rien à tout risquer.

* * *

Ito écrasa sa cigarette sous son talon et jeta le mégot dans un cendrier mural. Un voyant vert s’alluma et il suivit Ilia dans le bureau du directeur.

- Je te fais confiance, dit Kam à Ilia en désignant la pile de candidatures. Quels sont ceux que tu as sélectionnés ? C’est bien que vous soyez là vous aussi, ajouta-t-il en se tournant vers Ito, je suis heureux pour vous que…

- Un étudiant exceptionnel, commença Ilia. A la pointe des dernières connaissances. C’est le candidat tout désigné pour remplacer Sacha. Un candidat… rare, oui, vraiment.

Ilia savait que les affirmations péremptoires sont souvent plus convaincantes qu’un discours logiquement argumenté.

Le directeur ne manifesta son étonnement que par un haussement répété de sourcils.

- C’est ce que tu as décidé, alors ! Et comme premier adjoint… Dans ce cas... Son dossier… (il lut le curriculum vitae que lui tendit Ilia et regarda attentivement la photographie de Mochi à la lumière). Oui... Mais, Ilia, au moindre problème, il sera déclassé dans les équipes d’exécution ; tu me comprends, n’est-ce pas ? Car d’un autre point de vue, il ne me semble pas totalement correspondre…

- Bien entendu, l’interrompit Ilia.

La carrière d’Ito s’effondra.

* * *

Cette chance que Kam avait accordée à Mochi, c’est en vérité à Ilia qu’il l’avait donnée – la dernière chance de rattraper le temps perdu, et aussi parce qu’on ne renvoie pas comme ça une si vieille amie.

Parce qu’on savait qu’Ilia et Kam se connaissaient depuis longtemps, qu’il y avait (peut-être) eu une histoire entre eux, en tout cas qu’ils avaient été très proches, à un moment. La légende disait aussi que Kam, à la suite d’une mésaventure de jeu, était redevable à Ilia d’une dette qu’elle ne lui avait jamais fait payer.

Malgré tout – ce qui n’étonnait personne –, leurs rapports à l’Institut n’avaient rien de privilégié. Pour diriger l’équipe d’attaque, Ilia avait été préférée à Kam, qu’on avait relégué dans des fonctions administratives.

Il avait basculé du côté politique, sans aucune marge de manœuvre et à la merci de Pimmsch auquel il devait de n’être pas tout à fait tombé en disgrâce après cet épisode. Il avait beau, officiellement, être le directeur, et le supérieur d’Ilia, il ne pouvait rien lui refuser. Il est vrai qu’elle ne lui avait, jusqu’à présent, rien demandé. Nommer cet inconnu au mépris des règles du protocole et de l’ancienneté : telle était la première faveur qu’elle sollicitait en dix ans.

* * *

Mochi prit secrètement ses fonctions le lundi suivant.

Ilia avait décidé qu’il passerait le premier mois dans la solitude la plus absolue. Elle exigeait un compte rendu journalier et ils se voyaient à peu près tous les deux jours, mais l’illumination suprême devrait naître, d’après elle, d’une immersion totale dans le projet.

Les pensées de Mochi devaient n’avoir qu’un seul objet : les limites du Domaine. Le Domaine devait être son obsession unique. Mochi était logé, comme elle, à l’Institut. Tout contact avec l’extérieur était soumis à autorisation et contrôle.

Mochi n’avait pas été averti de la teneur exacte de sa tâche. C’était, d’après Ilia, une condition nécessaire à sa réussite. Elle lui avait demandé d’établir un rapport de synthèse sur l’état des travaux, c’est tout. Il fallait que la lumière jaillisse de cette expérience.

Mochi ignorait aussi qu’il était le premier adjoint d’Ilia. C’était un garçon sérieux, désireux d’apprendre, qui connaissait toutes les règles du protocole et pensait accomplir une période d’essai. Il ne s’était même pas inquiété de sa rémunération. Il travaillait sans relâche et Ilia, de l’aile où elle avait ses appartements, voyait son ombre penchée sur son bureau jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Elle ne dormait pas non plus. Ito avait démissionné et elle sentait le moral de l’équipe lui filer entre les doigts. Aucun calcul n’était plus lancé. Chacun restait prostré devant son écran ou un dossier ouvert à la même page pendant trois jours. Les conversations faisaient jaillir les mots de «malédiction», «sort funeste», «fatalité»… On s’enfonçait.

Deux adjoints qui disparaissaient coup sur coup, ça faisait bizarre. Mine de rien, Ito savait les motiver… Maintenant, Ilia attendait seule, le résultat dont sa vie était l’enjeu.

Le processus qu’elle avait escompté s’enclencha vers la fin de la deuxième semaine. Mochi soulevait des interrogations d’une pertinence troublante et avançait des analyses auxquelles elle n’avait jamais pensé. Elle se prit à espérer, et même elle se l’autorisa. Un matin de la troisième semaine, il lui téléphona : «Je pressens des choses extraordinaires, mais je ne voudrais pas aller trop loin par rapport à la mission que vous m’avez confiée. Il faut absolument que je vous parle».

Ilia défaillit de bonheur en ressentant à nouveau l’excitation d’apercevoir à portée de main le but, accessible tout d’un coup, d’une seule intuition ; on ne sait pas encore exactement comment on va l’atteindre, mais c’est certain maintenant, on va le saisir.

Elle n’était pas libre avant quinze heures. Elle avait un entretien délicat avec Pimmsch, qu’elle voulait préparer avec soin. Tous les trois mois, il voulait être informé des résultats des recherches.

Lorsque Mochi se présenta, à quinze heures pile, Pimmsch prenait congé sur le seuil. Ilia avait échoué cette fois-ci à le rassurer complètement, et il s’était éternisé, la tarabustant sur toutes sortes de questions et prenant le problème par tous les bouts. Elle n’en pouvait plus.

Les regards des deux hommes se croisèrent.

Ilia fit signe à Mochi d’attendre dans le couloir, mais Pimmsch revint sur ses pas et s’enferma avec elle dans le bureau.

- Qui est-ce ? Je ne l’ai jamais vu … Comment est-il entré ? Eh bien, répondez-moi ! Ne me dites pas que c’est le nouvel adjoint ? Impossible ! Comment vous, Ilia, comment Kam et vous avez vous pu ne pas voir… ? Il n’est pas bleu… Ah, je vois. C’est cette vieille histoire, n’est-ce pas ? Il ne pouvait pas vous le refuser… J’ai compris. Quel chantage ! Il est temps que cela cesse, et définitivement. Cet individu est renvoyé. Comment pourrais-je supporter (la colère l’étouffait) que les moyens de conquérir mon Domaine naissent du cerveau d’un être jaune – pire que jaune, jaunâtre ?

Il sortit du bureau et se rua sur Mochi : «Vous êtes en état d’arrestation !»

- Enfin, professeur, s’écria Ilia, vous ne pouvez pas faire ça. Il a trouvé ! C’est lui seul qui a trouvé la solution de la conquête !

Elle saisit le chimiste par le bras :

- Ecoutez-moi ! Rien de grave. Son sang a tourné. Comme celui de Kam, il y a vingt ans. Vous savez bien, cette vieille affaire... Faites comme vous aviez fait pour lui. Faites-lui une injection de 308 concentré, traitez sa peau...

Pimmsch se dégagea et redressa autant qu’il put sa stature biscornue.

- Quoi ? Moi, j’aurais falsifié l’Heavensblue 308 ? Vous mentez ! Vous, vous êtes renvoyé et emprisonné, hurla-t-il à Mochi. Vous n’auriez jamais dû pénétrer dans ces murs. Je ne peux plus vous laisser en liberté avec ce que vous avez appris ici ! Sécurité !

Deux gardes accoururent et s’inclinèrent devant Pimmsch.

- Emmenez-le. Je vais l’interroger moi-même. Quant à vous, Ilia…

* * *

Ilia ne sut jamais combien de temps dura l’interrogatoire, ni le gâchis qui en résulta.

Elle fut trouvée morte vers dix-neuf heures, la tête entre ses bras croisés, comme si elle dormait sur sa table de travail.

Ceux qui étaient sur ordre de Pimmsch venus l’arrêter saisirent une seringue et deux flacons dans le tiroir de son bureau. Le premier flacon contenait ce qu’on appelle communément de l’anti-alcool, substance qu’elle s’était injectée à dose létale. L’autre était un flacon de l’anti-bleu utilisé par les généticiens pour atténuer les surdosages d’Heavensblue. Ilia s’en était injecté l’intégralité.

Elle était devenue totalement jaune.

F I N

Olivia Cham, tous droits réservés

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