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l'écran intérieur des paupières
13 mai 2007

Souvenir d’un cochon : dernières paroles d’une créature innommée

A M.A.

« Il était reveneure... »
Lewis Carroll

Un marque-page en forme de cochon dans un livre de KK me semble tout à fait approprié : j’ai retrouvé dans ses histoires une sensation d’enfance, la fascination que j’avais pour un album prometteusement intitulé Les animaux fantastiques, auquel je revenais toujours. On me l’avait offert pour mes dix ans ; de riches illustrations sur papier glacé voisinaient – une double page par animal – avec une présentation en style merveilleux dont les tournures mystérieuses contribuaient au caractère précieux (voire à la préciosité) de ce livre.

Je n’aimais guère le goulon et la licorne, trop familière, me semblait un peu fade. J’admirais, comme on adule un acteur inaccessible, le phénix rené de ses propres cendres qui deviendrait plus tard un de mes modèles de vie ; mais par-dessus tout j’avais une affection particulière pour le catoblépas.

Il était loin d’être la plus belle ou la plus noble créature de ce bestiaire enchanté. C’était son essence grotesque et triste qui me touchait et dont je me sentais proche. Sa peine comme sa solitude étaient immenses ; il avait, dans son désert de cactus, su impressionner les plus grands ascètes. Oui : le catoblépas méritait d’être aimé.

Il semble d’ailleurs qu’en matière d’animaux, ma préférence, dès l’origine, pour les espèces défavorisées, ingrates ou sujettes aux moqueries traditionnelles, ne se soit jamais démentie. J’en fis l’épreuve directe lors de ma rencontre avec un cochon, un soir d’été…

Une dernière chose, avant d’y venir : ayant toujours vécu en appartement, je n’ai qu’une connaissance relativement théorique des souris – je veux dire par là que si j’ai pu en entendre courir dans des soupentes, si j’ai constaté à plusieurs reprises les ravages de leurs dents, je n’ai jamais eu à me débarrasser du cadavre d’un de ces vénérables rongeurs (certains peuples, je crois, les tenaient en effet en haute estime). Mademoiselle Kuma, qui avait fait cette expérience traumatisante, semblait en avoir gardé un souvenir si vif que son horreur des souris fut des premières choses qu’elle me confia.

Fait que je n’avais évidemment pas oublié lorsque je lui proposai ce dîner mémorable, mais dont j’avais mal évalué l’ensemble des implications.

***

Notre ville est un tel enfer de ferraille que le moindre espace vert, sitôt créé, devient très vite inaccessible : c’était le cas cette année-là du Lavanthym. Ce nouveau restaurant restituait dans ses moindres détails un jardin typique des maisons du Sud de l’ancien temps, ceint de hauts murs, et dont les frondaisons d’un platane, planté au centre, formaient la toiture naturelle. Les tables en fer forgé y étaient disposées comme au hasard, de manière à favoriser l’intimité de leurs occupants ; des citronniers, des lauriers et des basilics géants formaient la masse luxuriante des plates-bandes courant au pied des murs ; quelques rosiers roses y grimpaient.

On accédait à l’intérieur du bâtiment par quelques marches et un perron aux massifs de lavande, sous la tonnelle croulante de glycine. En bref, tout y était ; on aurait dit une photo de campagne à l’heure de l’apéritif, au début du 20ème siècle.

Cette reconstitution dont la minutie était telle qu’on l’admettait d’emblée comme absolument fidèle, ce mirage de vestiges de ce que j’hésite pas à qualifier de «civilisation perdue» me troubla au plus point. Car, bien entendu, aucune de ces fleurs n’était vraie, et même le fer forgé n’en était pas… La reproduction des splendeurs éphémères du passé m’a toujours plus ému que celle de témoignages plus durables de ces époques révolues. Une Acropole en plastique, si elle est toujours le signe que nous sommes perdus, restitue quelque chose qui a tout de même survécu plus de deux mille ans… Et qui aurait l’orgueil de prétendre à l’éternité ? Mais c’est une vanité d’une toute autre ampleur que révèle la rose artificielle, pitoyable contrefaçon de la splendeur d’un seul matin… Même un si bref miracle nous est inaccessible.

Mademoiselle Kuma était de noir vêtue. Elle avait pour bijoux un collier et une bague aux feux éteints rose et vert – par feux éteints, j’entends, par opposition à la nette franchise des diamants, ces reflets minéraux plus longs et lents que le regard cherche à capter plus qu’ils ne l’attirent, par réflexe de l’œil à une brillance d’éclair. Feux éteints, tel le regard pensif et brun d’une vieille femme filtrant au travers de ses paupières tombantes, ou l’œil-de-tigre d’un chat devant la fenêtre, au coucher du soleil.

Nous n’avions pas encore vraiment parlé, avant ce repas. J’avais pensé qu’une discussion concernant nos activités professionnelles serait pour commencer propre à entrouvrir sa pudeur ; et puisque je l’avais rencontrée au magasin d’habillement où elle travaillait (j’arborais ce soir-là la cravate qu’elle avait choisie pour moi), j’entamai sur ce thème. Mais très vite elle m’en détourna pour attirer mon attention sur toutes ces fleurs et m’en apprit les noms. Elle cultivait chez elle un jardin dont elle me signala avec fierté que toutes les espèces en étaient vraies, et avait eu à cet égard des démêlés avec le service d’air conditionné de son district (la concentration anormale de végétaux et la production d’oxygène qui en découlait avait bouleversé le programme chlorophyllique du secteur). Elle avait arrangé l’affaire, me dit-elle, en organisant des visites hebdomadaires pour les enfants du quartier – la plupart d’entre eux n’avait jamais vu d’arbre vivant – et en assurant un service de fleurs coupées au funérarium de l’immeuble.

C’est vers le milieu du dîner que je sentis Mademoiselle Kuma se raidir soudainement. Comme si elle tombait à pic, elle m’attrapa le poignet (son premier geste envers moi) et proféra ces mots métalliques et sans intonation : «Une souris.»
(si la convention exige ici de placer un point, je précise que ces mots étaient absolument dépourvus de ponctuation).

Ses yeux étaient fixés quelque part au-delà de mon dos, dans la plate-bande... Je me retournai vivement mais ne vis rien, tandis que Mademoiselle Kuma poursuivait : «Elle s’approche, elle se dirige vers la table voisine».

En tournant alors la tête à droite, je devinai une ombre blanche qui sautillait ; mon regard croisa celui de la femme de la table d’à côté ; j’y décelai le même profond dégoût que chez Mademoiselle Kuma… Mais chez elle il y avait aussi autre chose, une angoisse fondamentale qui, je le pressentais, pouvait conduire à la paralysie, comme l’hystérie des temps anciens, et cela m’effraya : non tant en soi que par l’impuissance absolue que je ressentais face à elle en cet instant. Si Mademoiselle Kuma en venait à perdre le contrôle d’elle-même, il me faudrait, malgré mon désarroi, lui opposer un calme sans faille, voire faire preuve d’humour… C’est alors que je trouvai un allié dans le chien des clients de la table de gauche.

***

J’avais tout d’abord cru, à le voir errer librement sur les graviers de l’enceinte, qu’il s’agissait du chien du restaurant. Il était tellement gras qu’il devait quémander sa part aux clients, sans compter les reliefs de repas – ma rêverie stoppa net lorsque je le vis s’en aller avec nos voisins, mais j’anticipe.

En vérité, cet animal, dont la corpulence et le poil ras, brillant – comme des soies – évoquait à mes yeux un cochon, m’attira davantage que ne l’eût fait un chien classique. Tout cela n’aurait d’ailleurs certainement jamais eu lieu si ce chien avait été d’une espèce plus commune ; mais cette étrange créature était différente et elle me plut. Autour de son cou, une plaque de métal sur lequel on avait gravé son nom : Titus.

- Oh, regardez, dis-je à Mademoiselle Kuma, là-bas ! Il y a un petit cochon ! Rrr, rrr, appelai‑je, le cochon, viens ici !

- Tssk tssk tssk ! se mit alors à faire, amusée, Mademoiselle Kuma. Mais… Vous êtes sûr qu’il s’agit d’un cochon ?

- Bien sûr, répondis-je alors que la bête s’approchait enfin (mon plan fonctionnait à merveille, Mademoiselle Kuma se mettait à lui gratter la tête, les yeux dans le vague ; elle semblait avoir oublié la souris). Gentil, gentil, le petit cochon !

- A qui es-tu ? l’interrogea-t-elle, sans obtenir naturellement d’autre réponse qu’une sorte de grognement.

L’animal se tenait près d’elle, assis ; elle lui donna un morceau de pain beurré et nous reprîmes nos couverts tandis qu’il s’en allait trottiner plus loin.

L’accalmie cessa avec le fromage. Tel un gruyère à trous dans un dessin animé, il marqua le rappel des souris : j’en vis deux se diriger de derrière Mademoiselle Kuma vers les pieds de sa chaise. Interceptant mon regard, elle se raidit à nouveau.

- Elle est derrière moi ? Ne me dites rien, je ne veux pas la voir !

- Pschtt ! fis-je en tapant du pied ; les souris se terrèrent sous le feuillage. Oui, j’ai cru la voir, en effet.

- Dites, vous ne voudriez pas rappeler le cochon ? J’ai l’impression qu’il la fait fuir…

- Oui, bonne idée ! Hé ! Cochon ! Reviens avec nous !

- Faites attention, dit-elle en riant à demi, on va vous entendre !

Il se tint à notre table jusqu’au moment où ses maîtres le rappelèrent et partirent, me laissant seul à régler la question des souris qui, comme par un fait exprès, semblaient se multiplier avec la tombée de la nuit. A la fin du repas, Mademoiselle Kuma n’osait pas se lever pour aller choisir un dessert sous le platane … Je l’y menai par le bras et choisis n’importe quoi, je me fichais bien des desserts… Nous rentrâmes précipitamment.

***

Nous nous entendions bien. En gage d’amour éternel, elle m’avait donné la médaille d’ange gardien qu’elle possédait depuis l’enfance.

Les premiers phénomènes apparurent après six mois de vie commune. Mes cheveux ont commencé à verdir et à tire-bouchonner. J’ai maintenant une vraie pelouse moussue sur le crâne.

Mademoiselle Kuma montrait des signes d’hibernation et une attirance nouvelle, irrépressible, pour le miel et tout ce qui se rapportait aux ours. Elle se retirait, chaque fois plus longtemps, dans une tanière artificielle qu’elle avait conçue avec le même souci du détail que son jardin de fleurs et qu’elle maintenait à température tropicale.

Qu’allait-il advenir de nous ? Nous n’avons peut-être pas assez discuté de ce qui nous arrivait ; peut-être d’autres couples ont-ils eux aussi été pris dans ce tourbillon, cette confusion de la fantaisie et de la réalité au point d’y perdre leur vie. Oui : j’ai le sentiment que c’est ce qui nous a perdus à nous-mêmes. Quoiqu’il en soit, elle brisa net assez vite et m’offrit en partant le petit carnet sur lequel je viens d’écrire cette histoire, avec ces mots : «Depuis ce jour, le cochon n’est plus tout à fait le même animal. Je me souviendrai toujours de votre gentillesse.»

Elle y avait glissé, aussi, ce fameux marque-page. Mais ce roman est peut-être le dernier livre que je lis, et je n’en aurai bientôt plus besoin, là où je vais. La médaille, je pense que je pourrai la garder, si la chaîne reste assez large pour mon cou.

Olivia Cham, tous droits réservés

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Commentaires
O
"Mais, une fois le repas entamé, les choses se passèrent sans problème entre nous trois. La petite mastiquait en remuant son cou noir de crasse. Aussi regardait-elle avec curiosité mon frère nourrir le chien, de sa bouche à son museau.<br /> - Dis-moi, me demanda soudain mon frère, trouve un nom au chien.<br /> - Il s'appelle Nounours, intervint la petite.<br /> Je la regardai stupéfait. Elle aussi semblait ahurie. Lorsque mon frère appela le chien par ce nom, l'animal agita vivement la queue. Mon frère et moi avons éclaté de rire. Après quoi, la petite eut un léger rire plutôt gêné. J'avais complètement recouvré ma bonne humeur, et j'ai continué à rire pendant longtemps."<br /> <br /> Oé Kenzaburô, "Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants"
B
...l'essentiel étant quand même que la tanière de Mademoiselle Kuma reste ouverte au cochon...<br /> j'ai adoré !
O
ou pourquoi regretter ce que nous sommes devenus.<br /> <br /> voici une histoire captivante!<br /> je vous rejoins sur l'animalisation humaine.<br /> il est drôle de constater que bien souvent l'animal de compagnie ressemble à son maître (ou est ce l'inverse?).<br /> au plaisir de vous lire.
E
le fantastique ancré dans la réalité, le glissement de l'humain à l'animal à moins que ce ne soit l'expression de l'humain dans l'animal et la mutation imaginaire de ce dernier...<br /> Dans tous les cas une fantaisie des plus agréables à lire!
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