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l'écran intérieur des paupières
5 juillet 2010

Le tribunal - épisode n° 2

II.-

Le téléphone sonna pour la première fois un soir d’avril, vers sept heures du soir, de cette étrange sonnerie un peu sourde qu’il apprit à identifier dès qu’elle se déclencherait, à pressentir, à redouter, à attendre peut-être. Immédiatement, la voix de femme annonça :

«Vous avez été condamné par le tribunal. Nous allons vous envoyer votre verdict.»

Elle raccrocha avant que Tensen eût le temps de réagir.

Condamné pour quelle raison ? A quelle peine ? Et, pour être précis, par quel tribunal ?

«Recevoir votre verdict» : quel était ce jargon ? Cela signifiait-il : «le verdict vous concernant» ou : «le verdict que vous-même (c’est-à-dire Tensen, ce qui eût été un non-sens) avez émis à votre propre sujet» ?

Il devait dans tous les cas s’agir d’une erreur, ou d’un jeu. Tensen eut la confirmation de la farce lorsque la sonnerie retentit à nouveau : des enfants qui s’amusaient avec l’annuaire téléphonique. Il avait fait la même chose, autrefois. Il ne répondit donc que par exaspération, vers la quarantième sonnerie. A l’autre bout, la voix : «Vous devez répondre plus rapidement au tribunal». Cette fois-ci, il eut la présence d’esprit de lancer, comme on jette une corde à quelqu’un qui tombe à pic : «Qui êtes-vous ?». Ce fut, pour toute réponse, encore une fois la phrase : «Nous allons vous envoyer votre verdict.»

— Qui était-ce ? demanda Mina.

— Rien, un «tribunal», prétendument. Il paraît que j’ai été condamné.

— Toi ? Mais pourquoi ? Qui t’accuse ?

— Justement, je n’en sais rien. Ça doit être une erreur…

— Une erreur judiciaire… ; oui, c’est sûr, tu dois avoir raison.

Les appels reprirent le lendemain. Tensen bondit sur le combiné et, sans attendre la voix, posa les questions qu’il avait soigneusement mises au point pour s’en faire entendre :

«Pour quelle raison ai-je été condamné ? Quand vais-je recevoir mon verdict ?»

Il pensait que se couler dans la logique ahurissante de l’adversaire serait la meilleure stratégie… Mais rien, aucun mot, et après un petit ting !, la communication coupa sur le la infini de la tonalité. Il n’y avait plus personne, ou personne.

Le soir, nouvel appel ; c’était la même voix, assez autoritaire et détachée, sûre de sa force et de sa légitimité à la fois, se bornant à énoncer des faits auxquels elle conférait valeur de vérité rien qu’en les proférant :

«C’est le tribunal. Faites attention, vous êtes passé à une patte des aggravantes.»

«A une patte des aggravantes». Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire encore ? «Les aggravantes», à la limite, on pouvait imaginer que cela visait quelque chose comme «les circonstances aggravantes», ce qui n’avançait à rien puisque, si Tensen ignorait pour quelle raison il l’avait été, il avait su dès le début de cette histoire qu’il avait été condamné, et qu’on n’a jamais vu de circonstances aggravantes surgir après le prononcé de la peine… Dring !

— Allô ?

— C’était pour vous dire que vous ne pourrez pas recevoir votre verdict : un verdict peut toujours être modulé.

La chose était sérieuse. Tensen avait mis une journée à y croire, mais il commença dès lors à éprouver un malaise croissant du fait de ses démêlés avec le tribunal. «Je ne pensais pas en arriver là un jour, qu’un jour j’aurais des ennuis avec la justice», répétait-il à Mina. Il est vrai qu’il s’était destiné dès le plus jeune âge à servir la loi, et qu’il considérait la moindre malhonnêteté avec une intransigeance qu’il ne s’épargnait pas. Il en vint à passer ses journées dans la perpétuelle perspective d’un coup de téléphone ; possédé par la voix, il se figurait deviner ce qu’elle attendait de lui et adaptait son comportement à ses tacites desiderata.

Par deux fois, le tribunal l’avisa vers onze heures du soir que «les aggravantes cesseraient pour toute la nuit». Ce qui ne voulait pas dire, comme on aurait pu le penser, que Tensen serait, le temps de cette nuit, soustrait à la sanction que le tribunal avait prononcée pour lui, aggravée ou pas. Non. Simplement et exceptionnellement, cette nuit-là, il n’y aurait pas d’appels sans paroles, et il pourrait dormir tranquille. Ces sursis temporaires n’auguraient pour autant rien de précis. Le moindre faux pas (un mot dit de travers, un mouvement d’humeur, une remarque désobligeante sur le tribunal, une mauvaise pensée à peine esquissée – Tensen en avait fait l’amère expérience en répondant franchement à une interrogation de Mina qui s’inquiétait de ce que ces appels incessants fussent trop difficiles à supporter) pouvait annuler l’aubaine et faire retentir la sonnerie. On était averti sans formalisme que les aggravantes reprendraient à minuit. «Nous ne sommes pas là pour vous donner des explications, mais pour vous informer.»

Une des caractéristiques les plus frappantes de ce tribunal était d’ailleurs de ne s’embarrasser d’aucune procédure. Et il était parfaitement exact, comme l’avait fait observer Mina, qu’on ne savait même pas ce pour quoi Tensen avait été condamné, ni ce qu’il avait eu comme condamnation.

C’était une habitude à prendre. Une fois admis le fait d’avoir été condamné, la douche écossaise du téléphone prenait une routine rassurante, validant les bonnes actions et rectifiant les erreurs. Le tribunal, sans délaisser la sanction, exerçait finalement un nouveau rôle : la prévention des comportements criminels.

(à suivre)

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