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l'écran intérieur des paupières
26 août 2010

L'algue éternelle - 1. La mer de sang

L'ALGUE ETERNELLE

1. La mer de sang

Cette nuit-là, après l’explosion, elle marchait sur la plage – c’est-à-dire sur ce qui en était devenu une, car, normalement, il n’aurait pas dû y avoir la mer ici, si proche de l’abri... Cette mer, elle aurait aimé pouvoir l’appeler autrement : brune, mousseuse, on aurait dit un cocktail de sang, insulte à l’océan. Elle prenait garde à se tenir sur la bande de sable humide qui succède aux derniers relais d’écume ; là où les chaussures s’enfoncent moins et où les pas sont plus faciles que dans le sable sec, dit-on. Malgré le choc, elle portait toujours aux pieds ses chaussures de cuir noir, un modèle militaire montant, lacé façon commando, et elle se disait qu’elles seraient fichues, à marcher comme ça sur la plage, que le sable allait les rayer et les abîmer. Bizarrement, autant elle avait pu être maniaque à leur égard autrefois – un autrefois qui étirait le passé loin derrière, mais qui commençait en réalité juste avant l’explosion –, autant, maintenant, elle s’en fichait. Tout ce qu’elle voulait – comme au bord de ces précipices imaginaires surplombés de murets étroits qu’il fallait parcourir d’une traite pour conjurer des sortilèges d’enfant et que le moindre faux pas faisait reprendre au début – c’était ne pas marcher dans l’eau, ou qu’une vague dont elle aurait sous-estimé l’amplitude ne vienne lui lécher les pieds.

Les services de sécurité avaient eu le temps de leur dire qu’il leur faudrait rejoindre un gymnase désaffecté aménagé en poste de sécurité avancé. Ils leur avaient même distribué les coordonnées de l’endroit sur de petites cartes imprimées... Mais s’ils étaient une vingtaine à avoir été propulsés de l’abri souterrain B 317 lors du choc, elle avait l’impression qu’elle ne croiserait personne avant un moment, et qu’il y avait peu de chances que quiconque alors se repérât en termes de longitude et de latitude dans ce paysage modifié.

La ville avait de toute façon disparu.

Elle aperçut, au bout de cette plage entièrement close de falaises verticales, une construction plate qui ressemblait à un escalier. Et si c’était le gymnase ? Elle comprit à cet instant qu’elle n’avait cessé de se diriger vers ce point parce qu’il était l’unique issue envisageable de cette grève encaissée, sauf à plonger dans cette mer d’imposture.

Elle continua donc, les yeux rivés sur ces marches qu’un mirage né de la fixité de son regard s’obstinait à consteller de points noirs qui bougeaient. Chaque fois que le phénomène se reproduisait, elle serrait les paupières. Elle avançait sans fatigue, son sac de survie sur les épaules, en pensant à des images de l’ancien temps. Sur les pages d’un livre, elle avait vu la mer se solidifier, engluer et engloutir ses proies. Ça se passait sur une autre planète que la Terre, mais cette mer-là était tout de même bleue…

Elle avait presque atteint l’escalier quand elle aperçut cette chose énorme, au détour d’un rocher qui l’avait jusque là dérobée à ses yeux.

Ce fut d’abord la masse informe des longues bandelettes noirâtres dont la chose s’était comme enroulée – car à aucun instant elle ne l’imagina autrement que vivante –, comme une momie, mais abîmées, ces bandelettes, déchirées et percées par endroits, et surtout maculées de sable, cette masse, donc, qui s’offrit à sa vue. Quelques lanières se ramifiaient à leur extrémité en franges plus fines sur lesquelles avaient poussé des feuilles vert kaki. Puis un immense tube cartilagineux : l’organe par lequel la bête s’accroche pour avancer, pensa‑t‑elle, son cerveau peut-être. Ce tronc était lui-même surmonté d’une chevelure de ventouses visqueuses, tels des coquillages couleur parchemin, parsemés de tentacules courts.

C’est devant cette algue semblable au cou d’un dinosaure des musées, ridiculement coiffée du bouchon rouge d’une bouteille de Cosmo‑Crator qui avait dû dériver dans sa masse, qu’elle eut la certitude que la fin de leur monde était avenue.

Le Cosmo-Crator. Le Cosmo.

Dans son enfance, on disait encore le nom en entier : Cosmo-Crator. Mais il était banni alors, on leur répétait qu’il y avait quinze morceaux de sucre dans un verre, que c’était mauvais pour la santé, que ça faisait des trous dans l’estomac, que c’était même efficace pour nettoyer les taches de graisse et les dépôts de calcaire, il n’y avait qu’à en voir la couleur pour comprendre… Boire du Cosmo relevait de l’interdit, du flirt volé à la sortie des classes, de l’ivresse des limites. Il y avait des imitations, mais la formule originale était gardée secrète. Et puis un jour tout avait changé, la formule, disait-on, avait évolué. On leur en distribua gratuitement et bientôt personne n’eut à se forcer pour en boire. La soif revenait sans cesse. L’eau fut délaissée ; les vieilles fontaines publiques avaient été réhabilitées pour délivrer du Cosmo jour et nuit… Et c’était vrai : le Cosmo rendait plus fort, à condition de ne pas cesser d’en boire.

Elle avait – comme tous les autres – trois bouteilles dans son sac de survie et des pastilles Cosmo-Rescue qui, sous une forme solide, avaient exactement le même goût et possédaient les mêmes propriétés que la boisson noire. Mais elle ne pourrait pas tenir très longtemps.

Elle avait marché des heures dans l’étendue désertique : elle savait que le Cosmo-Crator nouvelle formule était mort et que toutes les fontaines de vie avaient tari.

Le bouchon échoué avec l’algue avait perdu sa bouteille. Comme si l’algue l’avait jetée après l’avoir bue, mais en avait conservé machinalement le bouchon dans un tentacule…

La mer de sang lui donnait envie de vomir. Elle s’assit à quelques pas de la chose préhistorique et, surmontant sa répugnance, l’observa attentivement comme si elle devait retenir la couleur exacte et la texture de chacune de ses pustules. Les jours passèrent sans que l’algue s’asséchât le moins du monde. Elle n’émettait aucun autre signal, mais de toute façon, il n’y avait plus qu’elle à regarder.

(à suivre)

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  • une "mémoire visuelle [qui] projette instantanément, sur l'écran interne des paupières closes, l'image rigoureusement fidèle et objective d'un visage aimé, comme un fantôme minuscule en couleurs naturelles..." Nabokov
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