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l'écran intérieur des paupières
5 mai 2009

Palmarès de l'anti-romantisme

[Contre toute attente, le feuillet ci-après restranscrit semble faire partie du même ensemble que l’épisode de L’Apollon, bien qu’ils n’aient pas été conservés ensemble. Aux rayons carbone-Z, le papier apparaît d’une qualité comparable et la typographie présente les mêmes caractéristiques. Quant au fond, les signes de parenté sont évidents. A la différence de l’épisode précédent, l’extrait qui suit n’a toutefois pas été retrouvé dans la baignoire proprement dite : il est tiré d’un rouleau de papiers qui avait été inséré (l’explication du fait tient à l’extrait lui-même) dans le robinet d’alimentation du bain. L’eau qui y stagnait a détrempé l’encre de certains passages, notamment au milieu de chaque feuillet. Enfin, s’agissant de l’expression «un chien peut regarder un évêque», nous n’avons pas retrouvé d’éléments pertinents dans les documents de cette époque. Un «évêque», si l’on se réfère à des témoignages beaucoup plus anciens des communautés orientales, serait un dignitaire religieux. La relation avec le chien serait alors dans ce cas à rechercher du côté du symbolisme et des rites sacrés, du type de la lecture d’oracles canins par ceux qu’on appelait les haruspices.]

« S’il existait un palmarès de l’anti-romantisme, rencontrer quelqu’un dans un ascenseur y serait noté comme le comble de la trivialité. Ceux qui se rencontrent dans l’ascenseur ne pensent qu’à le bloquer entre deux étages avant que chacun ne redescende au sien. En bref, un ascenseur, on s’y rencontre, on ne s’y est pas rencontré.

Pourtant, loin d’un sacrifice de convenance à ce genre d’idées reçues, c’est le sentiment que notre rencontre devait conserver toute sa pureté et pour cela rester secrète qui me poussa longtemps à la taire. Le même sentiment m’interdit quelques années plus tard de prononcer son nom.

C’est que cet ascenseur, tout anti-lieu de rendez-vous qu’il [un mot – il faut supposer « fût »], était le véhicule naturel et sacré de l’ange moderne, dépourvu d’ailes, qu’elle était. Je l’y revis quelquefois. Elle s’en souvient : «[huit mots illisibles] Tu avais l’air mystérieux, tu souriais comme si on se connaissait, je me demandais si on se connaissait». Je l’avais aussi croisée au rez-de-chaussée ; j’avais failli la bousculer [une ligne] qui ne se rendit compte de rien.

Elle ne me remarquait pas. Normal, elle était trop elle pour ça. Je compris le sens exact de l’expression «un chien peut regarder un évêque» un jour que je me rassasiais un peu plus longuement de son visage. «Je peux bien la regarder», pensai-je, «elle ne me voit pas». Elle n’était jamais seule, et je le déplorais, car cet entourage dressait la véritable barrière qui m’empêchait de l’observer à ma guise. Tous ces autres regards auraient pu dévoiler la véritable nature du mien, l’en avertir, et l’édifier sur sa signification.

Que pouvais-je faire, de toutes façons ?

La suivre, prendre le même métro qu’elle, comme par hasard, et l’aborder, alors que je n’osais même pas lui dire bonjour dans l’ascenseur ? «Bonjour», ce fut elle qui prononça ce mot la première, une des dernières fois, vers la fin…

Vers la fin : au bout de combien de semaines, de mois exactement ? Nos rencontres étaient tellement espacées et tellement aléatoires… Mais tout d’un coup elle ne fut plus là. Ou plutôt : je ne la vis plus pendant un temps suffisamment long pour pouvoir affirmer qu’elle n’était plus là. Et je m’étais irrémédiablement ôté toute chance (si j’en avais eu l’idée folle) de la retrouver. Puisqu’elle ne pouvait pas m’aimer, je n’avais pas vraiment cherché à lui parler. A savoir qui elle était, oui, en vain. J’avais demandé à quelques collègues s’ils voyaient qui était cette femme du 20ème étage. Quelle raison auraient-ils eu de le savoir, puisque nous étions basés au 22ème ? Au 20ème étage, il y avait certes les bureaux ultra-privés de la direction ; je n’allais pas demander au directeur s’il l’avait déjà vue.

[une ligne manquante]

«Quelqu’un comme elle» restait ma seule issue. Pour autant, aucune autre femme ne soutenait la comparaison avec elle ; alors que chaque nouvelle rencontre aurait dû l’éloigner, son souvenir me brûlait encore, de sa précision, les paupières.

C’est vers cette époque que je compris autre chose. «Voilà, c’est ça» [par ces mots, une exclamation comparable à l’eurêka grec, il convient d’entendre l’évidence de la rencontre dont il est question, la nécessité de la relation entre ces deux personnages] tout en l’impliquant, excluait nécessairement que je puisse aimer «quelqu’un comme elle». Les deux idées se généraient et s’annulaient tout ensemble. L’absolu de  «Voilà, c’est ça» exigeait que ce fût elle, personne d’autre comme elle. Une autre, même «comme elle», serait un pis-aller à quoi il faudrait se résigner.

Parmi toutes les tentatives amoureuses que je fis pendant cette période d’inconnu et d’absence [deux lignes]

«La fille de l’ascenseur» demeurait la référence, la seule catégorie valide. Une catégorie avec laquelle je devais apprendre à compter, comme le corps avec les fragilités qui lui sont propres, comme on apprend à vivre avec un volet qui claque, un robinet qui fuit, la part la plus gardée d’un cœur. Les femmes que je fréquentais et qui m’aimaient ne pouvaient pour cette raison acquérir d’existence autonome à mes yeux.

[trois lignes barrées d’une encre ultérieure et plus claire.]

Elle avait le charme absolu. Elle était le charme absolu.

[six lignes illisibles au milieu de la dernière page du fragment.] »

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Olive Oil - On the dotted line (Les pointillés des formulaires), 1972 et après.

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  • une "mémoire visuelle [qui] projette instantanément, sur l'écran interne des paupières closes, l'image rigoureusement fidèle et objective d'un visage aimé, comme un fantôme minuscule en couleurs naturelles..." Nabokov
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