Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
l'écran intérieur des paupières
25 octobre 2007

L'histoire de Dentelle (5)

5. Voir la mer 

Pauvre Dentelle. Même si Lion et Alissa lui répétaient qu’il pourrait rester dans la maison tant qu’il le voudrait, il ne sentait toujours pas en confiance, ni totalement désiré.

C’est vrai qu’au début, les relations avec Alissa avaient été houleuses. En fait, Dentelle était lui aussi jaloux d’elle. Dans un moment de folie, il avait même proposé à Lion de l’« échanger contre elle ». Ce que ça voulait dire, dans sa tête d’ours, c’était difficile à savoir. En tout cas il avait proposé à Lion de la tuer, en échange de quoi lui, Dentelle, serait toujours gentil avec Lion et reconnaîtrait ses pouvoirs de décision dans la maison, ce qu’Alissa ne faisait pas toujours. Elle avait tendance à considérer son rôle comme purement honorifique, en fait. On sait pourtant que le lion est le roi des animaux. Mais Alissa, en tant qu’être humain, ne s’estimait pas soumise à cette juridiction.

Après cette crise, tout le monde avait fini par reprendre ses esprits ; mais, si Dentelle et Alissa apprenaient à se connaître et s’accepter, Lion devait toujours dépenser des trésors de stratégie pour concilier leurs intérêts. Il y eut des moments critiques où Alissa ne voulait pas que Dentelle dorme dans un lit, ni même dans une chambre. Le pauvre devait se rouler en boule sur le carrelage, près du congélateur.

Alissa se rangea néanmoins progressivement à de meilleurs sentiments. Et puis surtout, tout changea à la suite d’un affreux épisode.

Une vague d’opposants aux ours commençait à prendre corps dans le pays. Des personnes particulièrement malveillantes s’amusaient à attirer ces plantigrades avec des pots de miel dans lesquels elles avaient mis du verre pilé, et on craignait beaucoup pour Dentelle. On lui avait donc interdit d’accepter quoi que ce soit ne provenant pas de la maison.

Il était tellement gourmand que c’était triste de le priver de miel, d’autant plus après ce qui lui était déjà arrivé en enfer, mais il s’agissait de sa vie ; et il y avait aussi le risque qu’il se fasse enlever et massacrer par ces personnes. C’était déjà arrivé à l’ours Bounty des Pyrénées. Il y avait eu un article dans le journal à ce sujet, qu’on avait fait lire à Dentelle pour bien lui faire prendre conscience de ce danger.

Or, un week-end de mai, Alissa et Lion avaient décidé d’aller voir la mer. Alissa avait été d’accord pour que Dentelle soit du voyage, mais à la condition qu’il ne monte pas en voiture avec eux. Il devait y aller à pied, avait-elle décrété.

Dentelle ne lui reprocha pas son intransigeance ; au contraire, il voulut lui faire une surprise, et s’était mis en route dès le vendredi après‑midi pour arriver en même temps qu’Alissa et Lion.

Hélas, il avait eu la mauvaise idée de faire du stop.

Sur l’autoroute, l’automobiliste qui lui avait très gentiment proposé une place cessa brusquement de lui parler pour téléphoner à un ami auquel il devait donner un colis. Ils n’arrivaient pas à s’entendre, apparemment, sur le lieu de remise de ce paquet et l’homme commençait à montrer des signes d’énervement. En raccrochant il grommela entre ses dents quelque chose comme « mounty ». Dentelle eut alors une illumination : il était tombé sur un enleveur d’ours qui allait l’emmener quelque part pour lui faire subir le même sort que Bounty.

Lorsque l’automobiliste annonça qu’ils allaient faire une pause pour dîner, Dentelle comprit qu’il n’avait pas de temps à perdre.

La prochaine aire avec station-service et restaurant était à cinq kilomètres. Le souvenir de Lion et des montreurs d’ours lui donna du courage. En arrêtant la voiture devant le restaurant du Bœuf aux Fleurs, l’homme le prévint qu’il allait d’abord aux toilettes et qu’il valait mieux que Dentelle l’attende dans la voiture car, d’après lui, «on ne comprendrait pas ce qu’un ours viendrait faire dans les toilettes de la station-service».

Le problème c’est qu’en partant il verrouilla les portes de la voiture avec sa télécommande. Mais Dentelle devait s’enfuir. Il enveloppa sa patte droite dans l’écharpe écossaise qu’il avait nouée autour de son cou et frappa le pare-brise devant le siège du conducteur, pour l’empêcher de reprendre le volant à sa poursuite. Il agrandit le trou, sortit de la voiture, puis quitta l’aire d’autoroute.

Dentelle traversa les voies au péril de sa vie et commença un long périple dans l’autre sens, vers la maison, en se guidant de la main sur la rampe de sécurité. Il marcha toute la nuit, sombrant dans des gouffres de désespoir total. Ses larmes coulaient sans qu’il eût la force de les essuyer. Sa main ne quitta pas un instant la glissière de sécurité. Elle en resta tout irritée, comme ses pieds. Marcher sur le macadam est très mauvais pour les plantigrades, même lorsqu’ils sont équipés de chaussures.

C’est bien simple, Dentelle regagna la maison tout brûlant, comme de fièvre, alors que le jour n’était pas encore levé et qu’il faisait froid, comme toujours à l’aube.

Sa plus grande crainte avait été de ne pas retrouver son chemin. Heureusement, il avait reconnu le nom de la ville sur un panneau de sortie d’autoroute, et à partir de là, s’était repéré grâce au marchand de sandwiches grecs. L’odeur de cette viande le rendait fou et Lion lui achetait souvent un sandwich, quand ils passaient devant le magasin… Ce souvenir fit naturellement redoubler ses larmes.

Même si, à vrai dire, il n’avait jamais pensé à ce qu’il ferait s’il l’avait trouvée fermée, iI fut surpris de ce que la grille du jardin était ouverte ; il ne chercha pas à comprendre pourquoi et heureusement, sans doute. C’est qu’au dernier moment, Alissa et Lion étaient restés à la maison, tandis que Dentelle, lui, était déjà en route…

Il s’assit sur un petit rebord de pierre, près d’une jardinière de pensées. Il avait rarement ressenti un aussi profond dégoût du monde moderne avec toutes ses voitures, toute sa cruauté ; il était si las que mourir, à cet instant, lui aurait été égal. Il avait tellement mal partout qu’il ne sentait plus rien, de toute façon.

Il resta longtemps immobile, recru de fatigue et de tristesse. Ce fut Alissa qui, en se levant, le vit par la fenêtre et prévint Lion.

Lion lui permit, exceptionnellement, de dormir sur leur lit. Il acheta un gel à la menthe pour lui masser les pieds et du couscous, que Dentelle adorait. Il n’avait rien mangé depuis son départ.

Même Alissa, qui rechigna pour la forme, fut bouleversée par l’histoire que Dentelle leur raconta par bribes pendant les jours qui suivirent. Déjà, le vendredi soir, elle avait été prise de panique lorsqu’elle s’était aperçue que Dentelle avait disparu, que non seulement personne ne savait où il se trouvait mais encore qu’il n’y avait aucun moyen de le savoir.

A compter de ce jour, elle prit systématiquement la défense de Dentelle, notamment au sujet des cadeaux qu'il demandait à Lion - elle qui, auparavant, jugeait cette attitude inadmissible, et ces cadeaux superflus.

Publicité
Publicité
Commentaires
l'écran intérieur des paupières
  • une "mémoire visuelle [qui] projette instantanément, sur l'écran interne des paupières closes, l'image rigoureusement fidèle et objective d'un visage aimé, comme un fantôme minuscule en couleurs naturelles..." Nabokov
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
l'écran intérieur des paupières
Newsletter
Publicité