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l'écran intérieur des paupières
25 octobre 2007

L'histoire de Dentelle (3)

3. Encore des mauvais souvenirs

De toute façon, si on réfléchit, la vie de Dentelle n’avait pas cessé d’être un drame depuis que ses parents l’avaient abandonné.

Il ne savait pas pourquoi ils avaient fait ça. En fait, il paraît que c’est une des différences entre les humains et les animaux : une fois sevrés, les enfants et les parents animaux mènent des vies complètement indépendantes. C’est donc normal, pour les ours ; mais Dentelle, qui avait quatre ans à ce moment-là et qui était peut‑être un ours différent des autres, acquit alors sa fameuse conviction qu’il ne pourrait intéresser personne et que personne ne l’aimerait jamais.

Cela le rendait très triste. Même si tout lui prouvait que c’était faux, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer, par exemple, que Lion se lasserait de lui et l’abandonnerait aussi. Son statut d’adopté, après son retour d’enfer, n’avait rien arrangé.

Pourtant, Dentelle avait énormément de qualités. On pourrait dire qu’il n’avait aucun défaut. Il était la gentillesse incarnée, et il n’en voulait même pas à ses parents de l’avoir abandonné. En bref, on ne pouvait que l’aimer.

Depuis son arrivée dans la maison, il avait appris énormément de choses et il était devenu très cultivé. Comme il n’était pas allé à l’école, il avait entrepris de remédier à son manque d’instruction en lisant le dictionnaire de A à Z. A l’époque de sa disparition en enfer, il en était à la lettre G, et il pouvait expliquer des mots tels que Guernica, grimoire, guipure. A son retour, il avait repris le travail là où il l’avait arrêté. Il était tellement passionné par son étude qu’il lui arrivait de se réveiller le matin en récitant des mots.

Il avait aussi appris à écrire, et Lion lui avait créé une adresse de courrier électronique. Dentelle, dans ses messages, employait toujours des mots simples, dans un style remarquablement clair, et n’avait aucune difficulté à se faire comprendre. Dans la journée, comme il restait à la maison, il écrivait des petits mots à Lion et Alissa pour égayer leur travail.

Cette correspondance leur avait d’ailleurs permis de mieux se connaître ; Dentelle, par ce moyen, se rapprochait d’Alissa. Il leur arrivait maintenant, dans leurs moments de doute et de désespoir, de s’allier contre Lion pour lui reprocher son prétendu désintérêt d’eux…

C’était la face la plus sombre de Dentelle qui se manifestait alors, sa face morte : Alissa l’appelait Gentelle et se débattait contre elle, cherchant par tous les moyens à se punir et à punir Dentelle de tout le mal dont, d’après elle, ils étaient responsables sur la Terre…

Toujours cette vieille croyance qui revenait : puisque Dentelle avait été abandonné, cela signifiait, pensait‑il, qu’il devait être puni d’exister. Alissa, qui avait été elle aussi délaissée par ses parents, était hantée par la même idée.

Il fallait, pendant ces crises, l’éloigner de tous les couteaux et des objets pointus avec lesquels elle aurait pu se blesser, dans sa folie meurtrière contre elle-même. Elle parlait comme en un rêve éveillé et disait que Gentelle était dans son téléphone portable, que c’était son cercueil.

Lion essayait de la calmer en l’appelant par tout un tas de noms gentils. Au bout d’un temps plus ou moins long, Alissa revenait enfin à elle en ayant totalement perdu le souvenir de sa catalepsie.

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  • une "mémoire visuelle [qui] projette instantanément, sur l'écran interne des paupières closes, l'image rigoureusement fidèle et objective d'un visage aimé, comme un fantôme minuscule en couleurs naturelles..." Nabokov
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