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l'écran intérieur des paupières
14 juillet 2010

Le tribunal - épisode n° 5

V.-

Mais d’aggravantes en remises temporaires d’aggravantes et en réductions provisoires de peine, les appels et les jours se poursuivaient.

Pourquoi Tensen gâcha-t-il gratuitement, par sa propre négligence (ou comme par plaisir), l’occasion que lui tendit le tribunal de sortir de son enfer judiciaire, commettant ainsi la faute confirmatrice, celle qu’il ne pourrait plus ignorer, révélatrice de la faute originelle innommée, preuve encore de sa culpabilité, s’il en fallait une autre ? Cette énigme fut sans doute le mystère le plus impénétrable de toute l’histoire.

Un vendredi matin, au réveil, Tensen reçut cet étrange message : « Ce soir, vous nous remettrez un rapport en sept exemplaires sur votre comportement. »

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Mina.

— Je dois établir un rapport en sept exemplaires sur mon comportement pour ce soir.

— Comment vas-tu faire ? Tu dois le taper à la machine ?

— Oh, ça encore… mais surtout, que vais-je bien pouvoir raconter ? « Mon comportement », qu’est-ce que cela vise, à ton avis ?

Tensen, de toute façon, oublia la chose pendant toute la journée et ne reçut pas d’autre appel. L’histoire lui revint en fin d’après-midi, mais il l’écarta à nouveau de son esprit comme une mouche d’un visage en sueur, pensant confusément : « j’ai bien le temps ». Le téléphone reprit vers sept heures du soir, alors qu’il prenait une tasse de thé dans le jardin avec Mina. « Nous vous rappelons que vous devez nous remettre votre rapport en sept exemplaires ».

— Comment, tu ne l’as pas fait ? Mais que vas-tu devenir ?

Encore une sonnerie. «  Le rapport ne doit pas dépasser cinq mots. Il devra être déposé à huit heures trente-et-une, dans la poubelle d’ordures recyclables à couvercle jaune. » Et à nouveau : « Les rapports sont alternativement à décharge et à charge. Le prochain rapport aura lieu dans trois mois, le suivant, dans à peu près cinq ans. »

— Tu sais, je pense que c’est la première occasion que tu as de te défendre… Il ne faut pas la négliger, dit Mina à Tensen qui se trouvait totalement démuni et comptait sur ses doigts…

— Cinq mots… Comment faire ? Ah, j’ai trouvé : « J’ai progressé pendant cette semaine ». Ça va, si je mets ça, tu crois ?

— Cela fait six mots.

— Bon, alors, « J’ai progressé cette semaine ». Voilà, je pense que c’est une bonne défense.

Tensen écrivit la phrase au stylo-bille bleu à mine épaisse sur des quarts de feuille de format A4 qu’il découpa à la main. Les mots figuraient bien au milieu de chaque rectangle, lisiblement. Il était sept heures trente à sa montre. « J’irai les mettre tout à l’heure à la poubelle. »

Toujours cette nonchalance, on eût dit qu’il le faisait exprès, et il y avait certainement une part de vérité là-dedans, un plaisir de kamikaze à refuser la main tendue, la facilité, de mettre un point final à sa tragédie de juriste condamné, l’occasion d’être acquitté ou d’avoir ce fameux non-lieu… Quelle différence, au fait, entre les deux ?

Huit heures trente-deux. « Nous sommes passés. Nous n’avons pas trouvé votre rapport. »

Pour la première fois, le tribunal écouta le condamné : « Je vous demande pardon, je suis désolé, j’y vais tout de suite ! »

« C’est trop tard. Nous nous sommes déplacés pour rien. Désormais, tous les rapports seront à charge. Nous vous indiquerons en temps utile la date du prochain. »

Tensen s’arracha les cheveux et alla jeter ses bouts de papier dans la poubelle jaune, qui était vide. Ils volèrent se coller sur une tache d’huile tout au fond, vestige d’une boîte de sardines recyclée comme allaient l’être aussi les sept exemplaires de l’unique élément du procès en sa faveur.

Le tribunal, pensa amèrement Tensen, serait-il véritablement allé chercher son rapport au fond de cette poubelle ? Qui serait venu ? Qui était le tribunal ? Et si Tensen s’était tenu devant la poubelle jaune à huit heures trente-et-une, qu’en aurait-il vu ?

Il revint mélancoliquement vers les chaises longues du jardin.

— Alors ?

— Personne. Je suis vraiment idiot. Quand je pense que j’attendais cette occasion depuis des jours et je l’ai ignorée…

ça, tu l’as dit, c’est incompréhensible… Ecoute, tu ne peux pas continuer comme ça. On ne sait même pas ce que tu as fait ni ce que tu as eu…

— Je n’y comprends rien, moi non plus. Excuse-moi de te poser la question, mais ce n’est quand même pas toi qui as porté plainte contre moi ? Parce qu’ils parlaient de méchanceté envers toi, à un moment…

— Quand même, comment peux-tu croire que j’aie pu faire une chose pareille ! Je sais qu’il y a des problèmes parfois, mais de là à te dénoncer !

Mina reprit :

— Tu veux que je leur parle ? Que j’essaie de plaider en ta faveur ?

— Tu crois que c’est possible ? Je veux bien… Si tu répondais à ma place la prochaine fois ? Encore que… ça risque de raccrocher tout de suite. Tu es la victime, c’est impossible, tu ne peux pas témoigner en ma faveur… Et en plus, je n’ai pas de date pour mon prochain rapport… Bah, comme il sera à charge, de toute façon…

L’action était donc, pour ainsi dire, publique par essence. Si le condamné devait répondre de ses actes, c’était devant le tribunal et lui seul, indépendamment de toute action civile et du dommage causé à la victime. Toute cette histoire de non-lieu avait été une illusion, invention pure, châtiment de l’espoir. Avec le tribunal, il ne pouvait pas y avoir de non-lieu ; au mieux, une peine (mais on ignorait laquelle) qui finirait peut-être, au bout d’un moment, par être entièrement purgée.

(à suivre)

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Commentaires
J
Tout à fait saisissant... on a le sentiment qu'on pourrait être à la place de Tensen... et qu'on laisserait peut-être aussi filer les choses. Bravo !
O
Merci chère Yllèle !
Y
c'est magnifique ... j'adore ;
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  • une "mémoire visuelle [qui] projette instantanément, sur l'écran interne des paupières closes, l'image rigoureusement fidèle et objective d'un visage aimé, comme un fantôme minuscule en couleurs naturelles..." Nabokov
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